Uber Eats, Deliveroo : la bataille de Paris 

La livraison de repas fait désormais partie des incontournables des habitudes alimentaires post-Covid. De nombreux acteurs s’y sont cassé les dents et les géants du secteur se livrent une concurrence acharnée pour s’octroyer la plus grosse part du gâteau.

C’est une alarme très discrète qui prévient de l’arrivée d’une commande. Un oeil sur son écran de contrôle, l’autre sur les livreurs qui commencent à affluer, un équipier de Deliveroo se prépare à une nouvelle soirée chargée. Au fin fond de Bagneux (Hauts-de-Seine), dans cette cuisine partagée du méga-opérateur de la livraison de repas, le spectacle commence.

Les huit cuisines, occupées par les restaurateurs de cette banlieue parisienne, sont toutes achalandées, et la quarantaine de préparateurs valse entre frigos truffés de cuisses de poulet, étagères chargées de pots de cornichons et friteuses fumantes. « C’est une solution plus économique pour nos partenaires », affirme Gabriella Dabbaghian, aux manettes de ces cuisines – nommées Editions – pour le marché français. « Cela leur permet aussi de tester une nouvelle zone de chalandise à moindre risque, sans les frais importants que représente l’ouverture d’un restaurant. »

L’Ile-de-France, un marché considérable

Les habitudes des Français ont bien changé depuis la pandémie de Covid , et parmi elles, les habitudes alimentaires. En 2022, 48 % des Français se sont déjà fait livrer un repas au cours des six derniers mois, un score qui grimpe à plus de 70 % en Ile-de-France, selon Food Service Vision. C’est l’équivalent de quasiment quatre livraisons par mois dans la zone, contre trois pour la moyenne nationale, d’après le cabinet spécialisé dans l’accompagnement des acteurs de la consommation hors domicile.

Ainsi la pandémie a-t-elle déclenché une bataille sans merci dans la livraison de repas, dont le premier marché français se niche à Paris. Uber Eats, Deliveroo, Just Eat , Stuart… Chaque acteur se referme comme une huître lorsqu’il s’agit de chiffrer l’activité, d’autant plus sur un marché ciblé comme Paris.

A l’échelle nationale, le géant américain du transport prend la première marche du podium, à la fois en termes de restaurants et commerçants partenaires (45.000) et de livreurs (60.000), quand la start-up anglaise en revendique respectivement 26.000 et 22.000. Pour grignoter des parts de marché, et consolider le business model, tous les moyens sont bons : enrôlement des livreurs, digitalisation des restaurateurs, et séduction des consommateurs.

Les livreurs en première ligne

Qu’il pleuve à seaux ou qu’il fasse une chaleur capable de faire éclore des oeufs, les livreurs, mobilisables grâce à un simple smartphone, incarnent un maillon indispensable de la livraison à domicile.

6t-Bureau de recherche a dressé le portrait-robot du livreur parisien : un homme âgé de 28 ans qui n’est pas titulaire de la nationalité française, qui circule à vélo et travaille sur plusieurs plateformes. « Il fait aussi plus de courses qu’avant, sans pour autant gagner davantage », précise Nicolas Louvet, fondateur de l’entreprise spécialisée dans l’étude des pratiques de mobilité, des modes de vie et des usages des territoires.

Pédalant sur leur vélo ou faisant vrombir leur scooter, ils sont aussi pour 39 % d’entre eux, travailleurs indépendants. Un statut qui arrange les plateformes puisqu’il les dispense d’octroyer les mêmes avantages qu’a un employé lambda, tels qu’un salaire minimum, le paiement des heures supplémentaires et autres prestations sociales. De quoi soulever régulièrement des frondes, les plaignants exigeant la requalification de leur contrat et la reconnaissance du statut de salarié.

« C’est une question centrale qui est posée depuis l’arrivée d’Uber sur le marché », analyse Malik Douaoui, avocat en droit social chez Deloitte Société d’avocats, pour qui le législateur tranche davantage en faveur des plateformes. « Deux visions s’affrontent, capables de faire vaciller les modèles économiques : les travailleurs indépendants, qui paient eux-mêmes leurs cotisations sociales, sont consubstantiels au business model des plateformes ; et ces mêmes travailleurs qui ont très vite contesté leur statut. Si l’on s’en tient aux derniers arrêts de la Cour de cassation, il y a une ambivalence avec une tendance de fond : les livreurs travailleurs indépendants peuvent, dans certaines circonstances, avoir la qualité de salarié. »

« Payer le juste prix »

La Mairie de Paris est très régulièrement sollicitée pour mettre de l’ordre dans ce Far West. « Les services numériques innovants ne doivent pas être des pièges à précarisation », met en garde Emmanuel Grégoire, premier adjoint de la Ville de Paris, en première ligne contre l’expansion des dark stores , autre facette de l’ubérisation de l’économie. « Nous ne sommes pas opposés à ces innovations par principe, mais il faut que tout le monde, restaurateurs, plateformes comme clients acceptent de payer le juste prix de ce service car il y a encore beaucoup trop de dumping », regrette-t-il.

Parmi les récentes avancées, les plateformes de livraison vont garantir aux indépendants qu’ils toucheront au moins 11,75 euros pour chaque heure d’activité. Cela va du moment où la commande est acceptée à sa remise au client – une première dans le secteur. Les négociations ont abouti le 20 avril dernier, après plusieurs mois de discussions. L’accord a été paraphé par l’Association des plateformes d’indépendants (API), qui compte dans ses rangs Deliveroo, Stuart, Uber Eats et la FNAE, la Fédération nationale des autoentrepreneurs et microentrepreneurs.

Les frais cachés dans le collimateur

Autre facteur de malaise sur le marché : la flambée des frais cachés facturés par les services de livraison de repas. De nombreuses plateformes facturent des coûts supplémentaires, en plus des frais de livraison, tels que des frais de service, des frais pour les petites commandes et des prix plus élevés pendant les heures de pointe. Ces bouts de ficelle peuvent augmenter considérablement le coût total du repas.

« C’est un cercle vicieux car en conséquence, les restaurateurs augmentent leurs prix pour récupérer la commission qui peut monter jusqu’à 30 % », selon Bernard Boutboul, président du cabinet de conseil en restauration Gira. « Nous recommandons d’ailleurs à nos clients restaurateurs de ne pas céder à la tentation de signer une exclusivité avec une plateforme, qui agite la carotte d’une commission moins salée, car le chiffre d’affaires se retrouvera amputé par cette relation exclusive. »

Les abonnements, nouveau nerf de la guerre

« Parmi les principales motivations pour commander via une plateforme de livraison, la rapidité arrive en premier, puis la simplicité et le choix des produits ou le type de cuisine », affirme Florence Berger, directrice associée de Food Service Vision. Pour fidéliser des clients qui papillonnent, chacun y va de son petit abonnement.

Uber a fait évoluer son Pass Eats en abonnement Uber One à l’automne dernier, qui regroupe des services à la fois pour Uber (VTC) et Uber Eats, sans hausse de prix. Les frais de livraison sont offerts en illimité dans les restaurants éligibles ; et les clients peuvent obtenir jusqu’à 50 % de réduction sur les frais de service, également plafonnés à 3,99 euros.

Même son de cloche auprès de la marque au kangourou turquoise, qui offre, grâce à l’un de ses abonnements Deliveroo Plus, la livraison pour tout panier dépassant le seuil des 25 euros. Pour lancer ces programmes, les plateformes usent et abusent de promotions visant à séduire les jeunes consommateurs, mais difficile de savoir combien d’abonnés mordent à l’hameçon une fois ces ristournes échues.

Au-delà d’être un formidable outil de fidélisation, l’abonnement répond à l’exigence du KYC (Know Your Customer), ce concept marketing qui consiste à cerner son client. Kevin Mauffrey, directeur commercial de Deliveroo en France, insiste : « Nous connaissons à la fois nos restaurateurs partenaires et nos clients, ce qui nous permet de donner les meilleures recommandations aux uns et aux autres. » Il met en avant le Restaurant Hub, une plateforme sur laquelle Deliveroo analyse les tendances du marché et propose des recommandations : pizzas les soirs de match de foot, sushis pendant l’Eurovision, burgers le dimanche pour éponger les excès du samedi soir…

L’impact carbone montré du doigt

Difficile de résister aux sirènes réconfortantes de son téléphone face au blues du dimanche soir, un échec professionnel ou une rupture amoureuse : la perspective d’avoir, en quelques clics, un repas clé en main, est parfois plus forte que toutes les bonnes résolutions pour économiser de l’argent et manger plus sainement. Ceux qui combattent le plus cette « économie de la flemme », comme l’ont surnommée ses détracteurs, ont en travers de la gorge l’impact environnemental de ces livraisons , génératrice d’émissions de carbone et d’emballages inutiles.

Si les opérateurs cherchent à se passer le plus possible de packaging, ce qui représente au passage une économie non négligeable, ceux-ci doivent respecter un cahier des charges délicat : aucun client ne souhaite recevoir une pizza dont l’huile s’est épanchée dans le carton, un burger sens dessus dessous ou des sushis écrasés. Interrogé sur ce sujet, Anton Soulier, fondateur de Taster, s’est finalement rétracté – de quoi laisser penser que le dossier est sensible.

Parmi les petites révolutions qui bouillonnent : la récupération de la consigne. Ce dispositif se discute sur le bout des lèvres, même s’il s’avère techniquement compliqué. Selon Jean Valfort, fondateur de Devor – un raccourci de « Delivery to your door », « la problématique environnementale est bien intégrée par toutes les parties prenantes, à commencer par nous, mais malheureusement, le client n’est souvent pas encore prêt à débourser un euro de plus pour avoir un emballage adéquat », déplore le patron de la franchise. La question reste en suspens : qui sera prêt à mettre la main au porte-monnaie pour créer un cycle de livraison plus vertueux ?

Par Neïla Beyler – A retrouver en cliquant sur Source

Source : Uber Eats, Deliveroo : la bataille de Paris