« On est en mode survie » : à Paris, le blues des kebabs
Entre l’inflation et les changements de comportement des consommateurs, les kebabs ont dû augmenter leurs prix ou monter en gamme, au risque de fermer.
Il est 13 heures et le Resto Ilane est quasi vide. Il y a quelques années, les jeunes faisaient la queue tous les midis devant ce petit kebab du 9e arrondissement idéalement situé entre les lycées Lamartine, Rocroy Saint-Vincent-de-Paul et Jules-Sigfried. En cuisine, Karim Belgacem, 51 ans et gérant depuis 2018, s’affaire pour ses rares clients. « Ça fait deux mois que je ne vois plus les lycéens », soupire cet ancien ingénieur en mécanique algérien.
Il faut dire que les prix du kebab ont fortement augmenté depuis un an. Ici, le kebab-frite sans boisson coûte 7,50 euros, et 8,50 avec une canette. Attablé en terrasse, Paul, 17 ans et les cheveux frisés, dévore son tacos avec appétit. Il est l’un des rares lycéens du coin à continuer à venir ici. « Avant, je prenais avec boisson, mais maintenant c’est trop cher. Les grecs à 5 euros, ça n’existe plus, ou alors ça a un goût de plastique, c’est horrible », constate avec nostalgie cet habitué.
Au « Resto Ilane » dans le 9e arrondissement, le menu kebab avec boisson coûte maintenant 8,50e. © Louis ChahuneauIl y a encore quelques années, on trouvait facilement un menu kebab à 5,50 dans la capitale. Mais entre la hausse des prix des matières premières, de l’énergie et les nouvelles négociations commerciales entre industriels et distributeurs, les prix se sont envolés ces derniers mois. Karim Belgacem fait l’inventaire. « Les tomates sont passées de 1,60 à 4 euros/kg, la broche de poulet, je l’achetais 3 euros/kg, maintenant, c’est 5. La salade iceberg, c’est pareil, et encore la dernière fois je n’en ai même pas trouvé. »
Explosion des fermetures dans la restauration rapide
Dans les quartiers populaires, l’ambiance n’est pas meilleure. Porte de Clignancourt, les prix ont été effacés des vitrines de plusieurs kebabs et les gérants préfèrent ne pas répondre aux questions. On se rabat sur le quartier de Stalingrad (19e arrondissement), où tout le monde connaît Les Délices d’amour, enseigne ouverte depuis 2001. « C’est n’importe quoi, tout a augmenté depuis le Covid-19, mais ce n’est pas à cause de la guerre, c’est des excuses tout ça », gronde un des dix employés de ce grand kebab ouvert tous les jours jusqu’à 2 heures du matin.
Il n’a pas totalement tort. Si l’inflation alimentaire record qui sévit en France devrait atteindre 15,4 % en juin, ce n’est pas la première cause du mal-être de la restauration rapide. « C’est un effet de rattrapage, car en dix ans, on n’a eu que 13 % d’inflation. Les industriels ont surtout pris la guerre en Ukraine comme prétexte pour rattraper les prix », explique Bernard Boutboul, fondateur du cabinet de conseil Gira spécialisé dans la restauration. Et c’était sans compter sur le Covid-19 qui a largement fragilisé l’industrie. « Le taux de défaillance a fortement augmenté depuis la sortie du Covid-19, car beaucoup de gérants n’ont pas les moyens de rembourser leur prêt garanti par l’État (PGE). »
À ce sujet, les derniers chiffres publiés par le Conseil national des greffiers sont éloquents. Selon le dernier Bilan national des entreprises, en 2022 la restauration rapide était le deuxième secteur le plus concerné par les fermetures avec 4,5 % des procédures collectives (liquidations, redressements, procédures de sauvegarde) derrière la restauration traditionnelle (6,3 %). En un an, elles ont même augmenté de 112 % dans ce secteur. Par ailleurs, la concurrence est rude dans le milieu avec 14 000 kebabs dans toute la France selon Bernard Boutboul. « Pour ouvrir un salon de coiffure, il vous faut un BEP coiffure, mais pour ouvrir un restaurant, il ne vous faut aucun diplôme, il n’y a pas de barrière à l’entrée. »
Disparition du kebab populaire
Dans le 5e arrondissement, le kebab « Délice Jussieu » est ouvert depuis 1983. © Louis ChahuneauQuelques clients font la queue devant le Délice Jussieu. Dans cette institution locale, créée en 1983 dans le 5e arrondissement, les propriétaires ont toujours misé sur la qualité des produits. Ici, la broche est faite maison, tout comme le pain, les frites, et les sauces. Située rue Linné, à quelques pas de l’immense université de Jussieu, l’échoppe dispose d’un emplacement idéal, et pourtant même ici, l’heure n’est plus à la fête. « En ce moment, on est en mode survie », lâche Zanko Namashiri, le patron de 38 ans. Depuis que son kebab, mentionné dans tous les guides culinaires de la capitale, a atteint la barre des 10 euros, il dit avoir perdu 20 % de ses clients. Un coup dur mais inévitable selon lui. « Je fais de la qualité, donc je ne pouvais pas remplacer la viande par autre chose, je préfère augmenter les prix et perdre des clients. »
Est-ce à dire que les kebabs populaires sont menacés ? Pas de doute, selon Bernard Boutboul. « Dans 10 ans, les kebabs de ce type n’existeront plus. Le fast-food classique est en train de disparaître tout doucement au profit d’une restauration plus haut de gamme. » Dans son kebab du 9e arrondissement, Karim Belgacem ne dira pas le contraire. Après cinq ans à faire tourner sa broche à viande pour le quartier, il a décidé il y a trois mois de mettre en vente son kebab. « Je n’arrive plus à payer le loyer. » Pour lui, c’est une page qui se tourne, il rêve désormais de rejoindre ses trois enfants en Algérie.
Par Louis Chahuneau – A retrouver en cliquant sur Source
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