«L’univers visuel doit être autant partagé que nos créations culinaires», estime Eloi Spinnler, fondateur du restaurant Colère, dans le 9e arrondissement de Paris.

«Être photogénique est un élément clé» : le pari risqué des restaurants parisiens, lancés dans une «course à l’esthétisme»

«L’univers visuel doit être autant partagé que nos créations culinaires», estime Eloi Spinnler, fondateur du restaurant Colère, dans le 9e arrondissement de Paris. Pierre Lucet Penato / Colère

ENQUÊTE – Pour attirer une clientèle avide d’expériences et de partages sur les réseaux sociaux, les établissements sont nombreux à investir massivement dans leur apparence. Mais ce n’est pas forcément gage de réussite sur la durée.

Une course à la décoration la plus «instagrammable» possible. À Paris, les restaurants rivalisent d’imagination pour transformer chaque recoin de leur établissement en véritable décor. Avec l’objectif d’attirer une clientèle en quête d’expériences visuelles et de partages sur les réseaux sociaux. Mais tout cela a un coût pour les restaurants : ils investissent massivement dans leur apparence, quitte parfois à mettre en péril leur équilibre financier. «Il y a quelques années, avoir des fleurs artificielles dans son restaurant permettait d’augmenter le chiffre d’affaires de 15 à 20%. Il faut un décor, un concept, pour que les gens le retiennent, et le partagent sur Instagram  », explique Johan Derderian, président de la branche des cafés, bars et restaurants au sein du Groupement des hôtelleries et restaurations de France (GHR).

Le phénomène s’est accéléré ces dix dernières années, porté par l’arrivée dans le milieu de la restauration de nouveaux entrepreneurs issus d’écoles de commerce. «C’est à partir de là que l’on a commencé à parler de décors esthétiques. Et, aujourd’hui, la restauration est très instagrammable», observe Bernard Boutboul, président de Gira, un cabinet de conseil spécialisé dans la restauration. «Dans les années 1980 et 1990, on mettait l’accent sur la cuisine, et le décor était une toile de fond. C’étaient des tables de bistrot, très simples, se remémore Jean-Christophe Bui, président des restaurateurs au sein de l’UMIH (Union des métiers et des industries de l’hôtellerie) Île-de-France. À partir des années 2000, on a eu des restaurants à thème, puis des restaurants instagrammables.»

Difficile aujourd’hui d’ouvrir un restaurant sans penser à l’image qu’il va renvoyer. «Les patrons réfléchissent autant au choix de leur architecte qu’à celui de leur chef», constate Bernard Boutboul. Les clients ne viennent plus seulement pour bien manger, mais pour vivre une expérience dans un cadre joli, immersif et instagrammable. Pour Ambre Blumenzak, cofondatrice du restaurant Adela, dans le 10e arrondissement de la capitale, la réflexion sur l’identité visuelle a été centrale : «Quand on a racheté le fonds de commerce, on a eu la volonté de tout refaire de A à Z. Je voulais absolument un style art nouveau, qui attire.» Et les résultats sont là : «Nos commentaires, ce sont surtout des jeunes entre 20 et 40 ans qui apprécient cette identité visuelle, qui la remarquent.»

À la recherche d’une expérience inédite

Le groupe Nouvelle Garde a suivi la même logique avec sa Brasserie Martin (11e arrondissement). «Être photogénique est un élément clé dans la conception d’un restaurant», juge Lou Le Bloas, directrice artistique du groupe. Le vitrail en devanture, les carafes aux formes d’animaux, les néons… Tout a été pensé pour capter l’attention et être relayé par les clients. «L’univers visuel doit être autant partagé que nos créations culinaires», estime même Eloi Spinnler, fondateur du restaurant Colère, dans le 9e arrondissement, très suivi sur les réseaux sociaux.

Beaucoup de restaurants très beaux et à la mode tiennent quelques années grâce aux réseaux, jusqu’à l’amortissement des coûts, mais ferment vite après

Jean-Christophe Bui, président des restaurateurs à l’UMIH Île-de-France

Si les restaurateurs font de plus en plus attention à leur apparence, c’est pour répondre à une véritable demande des consommateurs. Selon une étude Ipsos publiée en juin 2024, près de sept Français sur dix (69%) disent rechercher une expérience inédite en allant au restaurant. La dimension visuelle ne s’arrête pas à la décoration : elle s’invite aussi dans l’assiette. Près d’un Français sur quatre (24%) photographie régulièrement ses plats, et 44% partagent ces clichés, au moins occasionnellement, sur les réseaux sociaux.

Mais ces décors ont un prix. «L’investissement dans notre intérieur a représenté 400.000 euros de travaux. C’est beaucoup, et évidemment ça fait peur. Mais avec un bon business plan et un bon emplacement, il n’y a pas de raison que ça ne marche pas», confie Ambre Blumenzak, du restaurant Adela. Chez Colère, l’investissement a représenté «près d’un demi-million d’euros», précise Eloi Spinnler. «L’esthétique forte et assumée de notre lieu, alliée à une présence digitale bien pensée, nous a permis de nous démarquer», estime le chef, dont l’établissement enregistre «en moyenne 150 à 200 mentions par semaine» sur les réseaux sociaux.

«Faire attention à la course à l’esthétisme»

Mais tout le monde ne rencontre pas cette réussite. «Il y a beaucoup de petits concepts ou de restaurants qui ont trop dépensé dans le visuel et qui se sont retrouvés en faillite», prévient Ambre Blumenzak. «Certains ont investi beaucoup pour quelque chose qui ne marche pas», confirme Johan Derderian, du GHR. Et pourtant, «il n’y a pas forcément besoin d’énormément de moyens non plus, estime-t-il. Aujourd’hui, un concept, ça peut aussi être le non-concept. Par exemple tout en kraft si on l’assume, ou alors un plat unique . Mais c’est un concept, donc ça marche.»

Les réseaux sociaux n’ont pas que du bon. «C’est éphémère, on est sur du one-shot, c’est un effet de mode, avertit Jean-Christophe Bui. On va promouvoir un lieu, mais un mois après il est obsolète. Il faut faire attention à la course à l’esthétisme. Beaucoup de restaurants très beaux et à la mode tiennent quelques années grâce aux réseaux, jusqu’à l’amortissement des coûts, mais ferment vite après. Les gens qui investissent beaucoup sur le visuel rognent sur la qualité.»

D’autant plus que créer une ambiance immersive attire, mais peut ne pas suffire à faire revenir les clients dans son établissement. «Il faut faire en sorte que la personne ne vive pas juste une expérience visuelle, mais ressente des choses à chaque fois qu’elle mange», insiste Jean-Christophe Bui. «Un restaurant à thème, une fois qu’on l’a fait, on n’a plus de surprise, plus d’émerveillement. Le coût investi dans un beau décor, un bel intérieur, est risqué, lourd, et parfois éphémère. Si les gens reviennent, c’est grâce au chef, pas grâce à la décoration.» Et le représentant des restaurateurs franciliens de résumer : «Il ne faut pas que l’esthétisme devienne un piège, sinon on perd l’essence même de la restauration. Un restaurant, ce n’est pas un décor de théâtre.»

Source : «Être photogénique est un élément clé» : le pari risqué des restaurants parisiens, lancés dans une «course à l’esthétisme»