Comment les restaurants traquent les clients fantômes
Les clients qui n’honorent pas leur réservation sans prévenir sont chaque jour plus nombreux. Ils pèsent de plus en plus lourd sur le chiffre d’affaires des restaurants. Les plateformes de réservation cherchent la parade.
Les quatre amies arrivent devant chez Coya à 20 heures pétantes. Elles ont réservé et laissé leur adresse e-mail pour confirmation et ont hâte de découvrir ce restaurant péruvien ouvert il y a peu dans le très chic VIIe arrondissement de Paris. Mais quelle n’est pas leur déception quand elles se font accueillir d’un sec « Vous ne pouvez pas entrer, vous n’avez pas de réservation ». On s’interroge et l’on finit par comprendre que l’e-mail a été mal orthographié lors de l’appel téléphonique. Aucune solution ne sera trouvée par la rébarbative hôtesse : pas de réponse à l’e-mail, donc « pas de confirmation » égale « pas de réservation ». Dépitées, les quatre amies iront chez Père & fils par Alléno (aujourd’hui Moët in Paris by Allénos) et troqueront d’hypothétiques empanadas pour de généreux burgers servis avec le sourire.
« Il est vrai que l’expérience peut être désagréable, mais chacun aujourd’hui doit faire preuve de pédagogie d’un côté, de compréhension de l’autre car les no show sont devenus un véritable fléau pour les restaurateurs »,constate Catherine Quérard, présidente du Groupement des hôtelleries et restaurations de France (GHR).
Une ampleur inédite
Le « no show » ? Littéralement, celui qui ne se montre pas. C’est le nom attribué par la profession au client qui a réservé et… ne vient pas. Et, bien sûr, ne prévient pas. Un phénomène qui a toujours existé : les anciens critiques culinaires rient encore des méthodes de feu Jean-Pierre Coffe quand celui-ci tenait des restaurants à Paris. Quand des clients avaient osé le snober après avoir réservé, celui-ci se vantait de les tirer du lit en pleine nuit par des appels téléphoniques insistants, voire de débarquer chez le malotru avec sa brigade.
Les clients qui n’honorent pas leur réservation causent, chaque année, une perte de 5 à 20% du chiffre d’affaires de la restauration.
Mais cette indélicatesse de quelques-uns a pris une ampleur inédite. Difficiles à quantifier, les no show seraient aujourd’hui responsables, selon les interlocuteurs, de la perte de 5 à 20% du chiffre d’affaires de la restauration chaque année. « Les confinements ont eu un vrai effet d’accélérateur : tout d’un coup tout le monde voulait sortir, alors les clients réservaient dans deux, trois établissements et choisissaient à la dernière minute sans annuler les autres tables », raconte Franck Chaumes, président de l’UMIH restauration, l’autre syndicat des Métiers et des industries de l’hôtellerie.
En 2022, 100 chefs et restaurateurs inquiets de l’accélération du mouvement signent une tribune dans Konbini Food et Fooding pour dire non aux clients fantômes : « Produits gâchés, cuisine perturbée, service parasité, organisation ébranlée, chiffre d’affaires impacté… Un no show, une réservation pour deux, quatre, huit ou vingt qui n’est pas honorée, et c’est tout un resto qui paie. No more no show », écrivent-ils exaspérés. « Le problème, ce sont les clients qui n’ont pas le réflexe d’appeler pour annuler leur réservation », précisent Roxane et Jean Sévègnes qui tiennent le Café des Ministères, un restaurant d’une vingtaine de tables dans le centre de Paris.
Ceinture et bretelles
Pour tenter de mettre un frein à cette dérive, les restaurateurs se sont mis à multiplier les stratagèmes : il y a ceux qui demandent systématiquement une confirmation par mail – encore faut-il qu’il soit bien orthographié -, ceux qui ajoutent une ceinture à leurs bretelles de tablier et qui doublent le mail d’un numéro de téléphone et d’un SMS… « La veille de la réservation, nous envoyons un mail avec une demande de confirmation, si nous n’avons pas de réponse nous appelons et/ou nous envoyons un SMS, puis un deuxième. Dans 95% des cas, je finis par avoir une réponse », raconte Roxane Sévègnes qui utilise un système de réservation par Internet.
« En France nous avions un vrai retard sur la digitalisation de la réservation », explique Thomas Zeitoun, vice-président chargé des ventes pour Zenchef. La plateforme, créée en 2010 est présente aujourd’hui dans une quinzaine de pays. Elle affiche plus de 20.000 restaurateurs-clients, dont une petite moitié en France. Comme ses concurrents The Fork ou Guestonline, elle assure la gestion des réservations, mais permet aussi de gérer le fichier client avec leurs habitudes : table préférée, allergies, gestion des doublons, enquête de satisfaction, … Zenchef gère désormais plus de 3 millions de réservations par mois et, en France, il en coûtera 2.000 euros par an au restaurateur pour bénéficier de ses services.
Roxane et Jean Sévègnes, Café des Ministères
The Fork (ancienne La Fourchette), la plus ancienne plateforme de réservation en France, rachetée en 2014 par Tripadvisor, revendique quelque 55.000 clients en Europe. Elle est aussi prescriptrice, grâce à son application grand public qui permet tout à la fois de choisir et réserver son restaurant. Elle se rémunère sur un pourcentage compris entre 8 et 15% du ticket moyen comme apporteur d’affaires, auquel il faut ajouter l’abonnement au logiciel maison de réservation, compris entre 50 et 160 euros. Un système assez semblable à Doctolib dont les fondateurs sont d’ailleurs d’anciens de The Fork.
Ces plateformes de réservation se livrent aujourd’hui à une guerre concurrentielle sans merci. Toutes se vantent d’avoir fait baisser en moyenne de plus de 40% les no shows. Certains leur reprochent pourtant d’avoir elles-mêmes accéléré ce comportement en anonymisant la réservation : caché derrière son écran, le client perdrait le lien personnel avec le restaurateur, ce qui suspendrait l’ancien réflexe d’appeler pour annuler.
Pour tenter d’y remédier les plateformes de réservation propose de signaler aux restaurateurs partenaires, les « serials no shower ».« Les données restent confidentielles et ne sont pas conservées au-delà de trois ans, règlement RGPD oblige, explique Thomas Zeitoun. Mais en cas de multiples réservations non honorées, le nom du client apparaîtra avec un petit point rouge et le restaurateur saura à quoi s’en tenir.» Plus radical encore, The Fork vient d’annoncer en septembre que les clients auteurs de plus de quatre « no show » dans l’année seront désactivés de la plateforme.
Des réticences «très françaises»
Malgré les réticences manifestées ici et là, « on ne reviendra pas en arrière », constate Franck Chaumes. C’est même le contraire. Certains restaurateurs se sont mis à prendre, en plus, une empreinte de carte bancaire. Le principe est simple : en cas de réservation non honorée ou d’annulation trop tardive, une somme est prélevée sur le compte du client. Elle peut aller d’un forfait d’une vingtaine d’euros jusqu’au prix d’un menu payable d’avance pour chaque réservation. Aux Etats-Unis, en Angleterre, et dans beaucoup de pays scandinaves, c’est même devenu la règle. Mais en France les clients et nombre de restaurateurs rechignent encore. « Une réaction très française. Les étrangers, eux, comprennent », remarque Catherine Quérard.
Les premiers à avoir adopté cette solution sont les restaurants étoilés. La cheffe Hélène Darroze a été pionnière en la matière et depuis, tous s’y sont mis. « La décision a été prise il y a dix ans, quand, un jour, trois grosses tables, soit onze couverts sur vingt-quatre, ont été annulés », se souvient Alexandre Mazzia, chef du AM à Marseille, trois étoiles au guide Michelin .
En cas de no show, la plupart débitent le prix du premier menu sur leur carte. Amaury Bouhours, au Meurice, à Paris, retient au minimum 350 euros, soit 700 pour une table de deux: « Ça motive et ça calme », plaisante à moitié le jeune chef doublement étoilé. « Mais il faut bien comprendre qu’un no show crée des frustrations des deux côtés. Du nôtre car nous travaillons des produits frais qui vont être gâchés et du côté des clients qui attendent parfois plusieurs mois avant d’avoir une table. »Les restaurants plus abordables hésitent encore face à cette démarche. « Mais la tendance va les y conduire», pronostique Catherine Quérard.
Une nouvelle parade: le prépaiement
Car dans cette course aux armements, les « serials no shower » trouvent des façons de contourner ces garanties. « Aujourd’hui, on a un sérieux problème avec les cartes de débit type Revolut. Quand notre partenaire veut débiter le client fantôme, il n’y a plus d’argent sur celle-ci », grince Thomas Zeitoun qui travaille avec ses équipes à une nouvelle parade : le prépaiement. « C’est la solution de l’avenir. Cela permet au restaurateur de mieux anticiper ses achats et il y a moins de pression en cuisine », argumente le vice-président de Zenchef.
Dubitatif au début, le Café des Ministères demande maintenant une empreinte bancaire pour toute réservation au-delà de six personnes. Même réaction pour le restaurant gastronomique Costa d’Amalfi, à Paris, qui après avoir connu 40 annulations sur les 110 réservations des trois services pour le réveillon 2023, a décidé cette année de faire payer d’avance.
Par Valérie de Senneville – A retrouver en cliquant sur Source
Source : https://www.lesechos.fr/weekend/business-story/comment-les-restaurants-traquent-les-clients-fantomes-2125248